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Les jours

Extraits

Un train

A travers la vitre
le regard embrasse la courte plage
puis le champ tout juste labouré
du Pacifique Sud
(une image éculée
mes métaphores sont en rade
à Kaikoura et les baleines)
La tête ronde d'une otarie
ponctue drôlement
un long nuage exclamatif
Passengers stand on this platform
at own risk

La forêt brûle et claque
contre la nuit qui tend ses muscles.


Mon nom


Chaque matin je recouvre
mon visage d'encre noire
devant le soleil qui s'élève
et remue les feuilles du vieux chêne
Je récite à haute voix
Je suis l'arbre
que le soleil du matin fait naître

Chaque matin je peins mon visage en noir
c'est mon chemin jusqu'à l'éveil
ce qui signifie : se souvenir de son enfance
et dès que l'enfance apparaît
je comprends que je l'ai quittée

Depuis je ne peins plus mon visage en noir
j'ai compris que l'arbre demandait mon nom
et que c'était à moi de le choisir
aussi ai-je prononcé : Œil Malade

Chaque matin je peins mon nom en noir
ensuite je le regarde avancer
dans les trois directions à partir d'ici
jusqu'à recouvrir mon enfance
d'un voile pourpre et prémonitoire.

Lance-pierre

Au bout de quelque temps
j'en ai eu plus qu'assez
en fait j'en avais plein le dos
que le temps me lie à ma chaise
cette chaise que je maudissais
J'avais bu jusqu'à la lie
la soupe amère des jours sans but
J'avais avalé sans goût
les toujours mêmes fricassées
les petits oignons le cru bourgeois
J'ai claqué la porte
le bruit a dévalé la pente
j'ai couru pour le rattraper
Rien dans les poches
Rien dans la tête
Du haut de la colline
juste avant de m'élancer
j'ai pris la peine de photographier
cette rue que je n'avais
somme toute jamais vue
Je me souviens que
les nuages faufilés buvaient aux tuiles
et que le gros soleil rouge clignotait
une interdiction désormais sans objet.

Watertown, Massachusetts

Le ciel trempe dans le bleu
Les pavillons de banlieue
Près de Boston où les écureuils
Saccagent le jardin de mon ami
Je suis venu seul ici
Auprès de mon ami comme avant
Admettre que nous sommes fatigués
Et ceci et cela mais c'est bon
De regarder ce qui nous échappe
Monter en tourbillons avec le vent d'avril

Je photographie un oiseau rouge sang
Sur l'arbre encore nu un cardinal
Qui chante dans le rire des enfants.

La voix

Une radio sur la table
Un bar en arrière-plan
Un triangle de lumière
arrache l'image au noir
Peut-être que
la voix dans la radio
fête mon retour
dans la ville honnie
Peut-être pas

Le soleil en lames
tranche dans ma solitude
Une soupe épaisse de sang noir
s'écoule goutte à goutte
depuis mon nez
jusqu'à la table de formica
où touille un doigt distrait

En fait
je ne suis jamais parti
J'étais ici
comme chaque jour.

Elle

J'ai remarqué
le ciel s'en est allé
mais elle s'en fout
elle immobile dans le halo flou
que dessinent autour de son visage
ses cheveux noirs
comme la nuit qui ne viendra plus
le vent souffle en panique
sur la lande qui se couche
j'ai peur du vide mais elle
elle a les yeux qui pétillent
et je ne vois qu'eux
malgré ma peur malgré le vide
malgré les cordes noires
qui sautent en travers son regard
malgré la chair de ses lèvres
et ce demi-sourire
ce pli étrange
que je n'ai jamais su lire
elle danse nue dans les rafales
quand les falaises déchirent la mer
aux traits obscurs mais elle
elle penche la tête
offre sa gorge
pour que je la morde
J'ai remarqué
le ciel s'en est allé
je suis tombé à genoux
mais elle restait debout.

Vérité nue

Tu me demandes pourquoi
je ne t'ai jamais photographiée
nue

Fantasme masculin des plus communs
pourquoi je ne t'ai jamais filmée
nue

Je pourrais refuser de te répondre
feindre la distraction te contempler
nue

Dans ma mémoire ou sur les draps sués
mais je sors de la chambre noire et tu es
nue

Sous la lumière rouge voici que s'écoule
mon mensonge dont se moque l'ampoule
nue

Je hais les images en mouvement
par contre je t'ai photographiée
nue

Mais tu ne t'en souviens plus manquent
les preuves l'empreinte de la vérité toute
nue.


Litige


Tu lis ces quelques pages tu dis
tu as pris le mauvais virage
ce ne sont plus des poèmes que tu écris
tu te casses la gueule dans le ravin
je dis on peut toujours ergoter
mais tu as sans doute raison
c'est ce que je dis puis j'ajoute
ces textes que tu lis tu devrais
seulement les regarder comme des images
je dis ça et je me tais mais je ne me tais pas
je dis encore je cherche une solution
une ouverture moi j'appelle ça la poésie
tu dis moi pas. La justice tranchera.

Poèmes © SNELA La Différence


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Presse

« Si on est un lecteur familier de Serge Delaive - ce qui est hautement recommandable -, on sait qu'il aime, qu'il voyage, on sait aussi qu'il aime voyager, dans le monde, l'hémisphère sud, l'hémisphère nord, l'Europe, la ville honnie, un café, sa chambre. (...) Ni portrait, ni instantané, cette fois. Seul le leurre de l'imparfait. » Jeannine Paque, in Le Carnet et les Instants.

" Delaive prpose des poèmes photographiques et quotidiens, peuplés d'inventions instantanées et enflammées. Il y a un parfum d'Yves Martin dans ses textes par la finesse extrême de l'observation, digne d'un cameraman du langage."
Bruno Doucey, in L'année poétique 2008.


«Serge Delaive est un poète- photographe qui excelle la vie par son art, en instantanés visant à fixer l'éternité d'un instant où la lumière joue entre l'ombre et la lettre. Un ouvrage caractérisé par une poésie très contemporaine, libre, tout en clair - obscur. »
Marie-Laure in E-novateur.


« J'aime beaucoup cette poésie de tous les jours écrites pour les jours de fête exceptionnelle. »
Jean Pierre Lesieur in Comme en poésie.


« L'âge des poètes est révolu et les poèmes qu'écrit Serge Delaive ont pour la toile de fond la perte du signifiant autour duquel le poème n'est plus que peau, ou écorce ou image. (...) Si ce qui se problématise ici se poursuit dans d'autres écrits, alors il faut continuer à lire Serge Delaive. »
Guy Ferdinande in Comme un terrier dans l'igloo.


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Serge Delaive | Les jours

Les jours suivi de Ici là, poèmes, La Différence, coll. Clepsydre, Paris, 2006.