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Paul Gauguin, étrange attraction
Extraits
Extrait de l'avant-dernier chapitre.
"Imagine Gauguin, abrité sous un auvent. Dans la main, la brosse trempée d'indigo. La tête vaguement penchée sur l'esquisse. Debout face à la toile immense et vide. Le regard révulsé, il cherche avec les yeux de l'intérieur les images, les formes qui bientôt se matérialiseront. Les formes auxquelles il donnera vie. Auxquelles il donnera sens. L'espace clos de la cour, éclaboussé de flaques de lumières, repose paisible. Une légère brise de mer souffle à travers les hautes branches, remuant « la tête échevelée des cocotiers ». Quelques poules picorent entre les fougères monstrueuses. Les parfums de l'île saturent l'espace : fragrances terreuses, végétales, âpres, surmontées par les relents océaniques. Les odeurs surgiront bientôt depuis les images représentées. Le peintre s'y emploie.
Imagine la nuit. Pas un souffle d'air. Moiteur tropicale. Gauguin ne trouve pas le sommeil. Il transpire et se retourne sur sa couche. A ses côtés, la jeune femme dort profondément. Elle lui tourne le dos. Il se relève. Allume la lampe à huile. La peinture à peine ébauchée occupe tout le pan de mur et occulte une fenêtre. Gauguin promène la lampe qui éclaire des fragments de la toile avant de les replonger dans l'obscurité. Un détail le trouble. Il s'avance, porte la lampe contre le tissu grossier, scrute. Il se dirige vers ses couleurs, s'empare d'un gros pinceau et corrige. La flamme de la lampe vacille. La lueur tremblante s'étrécit. L'aube le cueille enfiévré, couvert de sueur, le visage profondément ridé. Il dépose des agglomérats épais de couleurs sur la toile, points cardinaux d'où surgissent de larges traits centrifuges. Il recule, apprécie le résultat. Soucieux, il avance à nouveau. Comme un boxeur. Comme un torero. Il se place de profil et lance son bras. Voilà. Maintenant, la retouche le satisfait. Dehors, le coq chante. La jeune femme aux yeux bouffis de sommeil se retourne. Elle le regarde. Il s'assied sur le sol. Il est épuisé.
Imagine encore : la même nuit. Gauguin caresse la toile, doucement. Il a fermé les yeux. La pointe de ses doigts court sur les épaisseurs de peinture. Ses doigts éprouvent la texture végétale de ce qu'il a figuré. Son Eden. Son Eldorado. Ses Florides. Le temps lui est compté. Il ressent la sidération de l'homme parvenu à créer plus grand que lui, plus profond. L'inimaginable. Comme un oisillon qui essaye pour la première fois ses ailes. Un oiseau nouveau qui devine son envol. Alors il pleure en silence.
Imagine le jour ou la nuit sur une île du Pacifique. Un idéal publicitaire XXIème siècle. Pas pour Gauguin. Rongé par les angoisses, il a tourné autour de la peinture. Puis il pense à autre chose. Là, il défèque dans les latrines où tournoie une nuée de moustiques. Faudra descendre jusqu'au village pour grappiller un morceau de viande. La mort l'enrobe. Sans répit, depuis des semaines et des semaines. Il crache par terre. Il gratte les boursouflures qui enflent sur la peau de son avant-bras. Peu à peu, il perd ses souvenirs. Sa vie lui apparaît en lambeaux de brume irréels. La fin est proche. Il enfile son pantalon de tissu grossier, sale, lourd. La colère monte. Il maugrée. Descend le sentier."
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Presse
..."Le Liégeois qui est né un 7 juin comme Gauguin, explique comment et pourquoi cette peinture le fascine tellement. Et il le fait en écrivain, pas en spécialiste de l'art. C'est sans doute pour cela qu'on suit avec autant d'intérêt ses propos, parce qu'il désintellectualise son sujet, ce qui ne veut pas dire qu'il le déconsidère ou le minimise.
En sa compagnie bienveillante et lettrée, on découvre l'époque de Gauguin et la place qu'a occupée l'artiste dans le bouillonnement intellectuel de son époque. Puis on apprend l'histoire de Serge Delaive lui-même avant qu'il ne nous fasse partager la façon cocasse dont il a découvert le tableau, en vrai, à Boston. L'écrivain clôture son travail par une évocation historique de l’œuvre.
La quatrième de couverture indique les doutes de l'auteur sur la publication d'un tel texte avant de présenter la réponse de son éditeur : J'aime beaucoup [ton texte] pour son écriture, sa construction et la profondeur de sa pensée. J'aime cette façon d'avancer d'une démarche légère avec, dans sa besace, les questions les plus essentielles qui soient. Nous partageons."
Lucie Cauwe, in Le Soir du 6 mais 2011.
"D'où venons- nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ?, le tableau ultime de Paul Gauguin, sert de fil d'Ariane à un ouvrage très original de Serge Delaive, profond et dense, regard individuel pour une vision universelle sur l'art, sur la création et sur l’abolition du temps dans la perception. Serge Delaive nous a déjà montré son très grand talent aussi bien dans la fiction romanesque (Argentine, Café Europa, L'homme sans mémoire), que dans sa poésie (Les jours, Le livre canoë), marquée par le cataclysme familial. Dans ce court texte qui tient de la biographie et de la confession, il confirme l'acuité sensorielle de sa narration et la profondeur de sa réflexion. Le plus marquant est la démarche de connaissance de soi, renvoyée de l'artiste vers l'observateur, via l’œuvre.
A la croisée des chemins que Serge Delaive prospecte et analyse, les digressions éclairent peu à peu le propos premier et ultime : c'est toujours la même histoire : celle d'un homme qui se cherche dans un monde qui le perd."
"Paul Gauguin : étrange attraction est un livre inclassable comme la toile dont la fascination a inspiré son auteur, l'énigmatique D'où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ?, œuvre aujourd'hui conservée au musée des Beaux-Arts de Boston dont la réalisation elle-même demeure mystérieuse plus d'un siècle plus tard. Comme son triple questionnement y invite, c'est bel et bien d'un propos à haute teneur métaphysique dont il sera question mais qui évitera soigneusement les facilités inutilement bavardes dont certains philosophes de profession sont friands.
(...)
C'est au sacrifice de cette identité étriquée que semble rendre hommage l'écriture de Serge Delaive qui se délie totalement dans la contemplation du tableau, à la croisée des chemins jusqu'alors arpentés individuellement. La convergence s'opère, enchâssant la description minutieuse des motifs dans une interprétation forcément délirante comme l'est toute interprétation mais qui justement assume son statut par la rupture qu'elle opère avec les jugements péremptoires et prétendument objectifs des professionnels de l'art, laissant au lecteur ce goût persistant d'inachevé qui le ramène à son propre questionnement.
Laurent Moosen, in Le Carnet et les Instants, avril 2011.
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