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Art farouche

Extraits

Trois premiers poèmes du recueil 

Ballade de l'homme mort

 

Comme je marchais sur le promontoire
je m'aperçus que mon père s'était tenu là
au même endroit bien des années plus tôt
et son fantôme m'a traversé
alors que la mer furieuse implorait
mais il y a si longtemps que je suis mort
mort dedans mort devant et tout autour
si longtemps que je traîne mes chaînes
sur la crête de cette falaise au bord du vide
et que le poids du ciel toujours pareil
appuie sur l'armature de mon squelette
pour m'entraîner vers les précipices qui me hantent
quand je lutte au petit matin contre mon ventre
tous les matins toujours pareils
avec la mort qui me tend la main
moi tel l'enfant craintif
qui s'égare dans le labyrinthe
en une féerie triste au fond de sa tête
à travers l'épure oblique des regards
ici sur le rebond de la falaise crayeuse
car tout chemin même immobile
signifie pour moi une falaise compliquée
dont la pente mène vers la mer
vaste drap ondulant dans les fronces du vent
tissu étendu comme un catafalque
par-dessus des gouffres encore
et je marchais sur le promontoire
où mon père s'était tenu avant moi
tous les matins toujours pareils
quand son fantôme m'a traversé
au moment de la renverse de marée
qui happait les corps patients dans le jusant
alors je me suis agenouillé sur le sol
je savais que bientôt mon tour viendrait.

 

Féerie

Sept femmes nues
Avec pour toute parure
Un torque autour du cou
Avancent vers moi dans la forêt
Elles sont belles à se damner
Les cheveux blonds ou roux
Comme des traînes en allées
Dans le vent qui se replie
Elles chantent des couplets perdus
Et ravivent les anciens dieux vaincus
Celle-ci au visage couvert d'éphélides
Se tient debout face à moi elle dit
« Je t'ai reconnu. Ton nom est Colère »
Elle entoure mon sexe de sa main
Ses yeux verts arrimés aux miens
Pendant que tous les corps s'enlacent
Et que sourdent les murmures
Je demeure immobile incapable de choisir
Entre ma civilisation et celle oubliée
Mais quelqu'un entaille mon poignet
Lape le sang qui s'égoutte
Avant de le répandre avec la langue
Dans chaque orifice de mon corps
Elle qui m'a parlé recueille ma semence
Et la répand sur mon torse
Avant de rejoindre le groupe lascif
Me laissant stupide sous les feuillages
Surveillé par l'œil à demi assoupi du hibou
Semblable à l'œil de la guerre
Des rires s'éloignent dans la pénombre
Je devine encore une voix moqueuse
Aube rauque et cristalline
Écorchée sur la peau du monde
Ce très long serpent vorace
La voix confuse me parvient par bribes
Portées par le vent qui réunit :
« Colère, tu continueras à rôder sur les chemins
Jusqu'au jour où tu trouveras ton véritable nom »
Mais déjà toute magie s'est égarée
Au plus profond de la plus sombre des forêts.

 

Pôle jonction

Ici les routes se rejoignent
en quatre bras perpendiculaires
tracés rectilignes au milieu de la plaine

Le vent du nord gifle les broussailles
puis les arbres chétifs recroquevillés
contre les haies basses et les genévriers

La lune entière une digue
à l'envers des nuages découpés
en lanières étroites et morfondues

L'homme solitaire s'assied
au centre précis du carrefour
il pose l'oreille contre l'asphalte

Les routes vides
pareilles au froid qui craque
se taisent dans leur langue

Il est loin le temps des vins de lilas
alors que les figures du vent
se masquent dans l'air rigide

Sur ce plateau que l'on appelle ici le pôle
la terre dure ne refroidit pas
et le vent joue une musique sourde

Si tu continuais tout droit songe-t-il
tu t'en irais dans la direction opposée
de celle dont tu proviens et qui n'a pas de sens

Il existe exactement quatre possibilités
dans ce carrefour où l'homme s'est arrêté
et refuse autant de choix

Plus une celle de ne plus avancer
là une flache forme une manière d'auge
et la lune saigne à travers sa chevelure

Nulle vie éternelle pense l'homme
aux poignets écorchés
comme le sang solide s'écoule

Et se mêle à l'eau de la flaque
qui récolte les pluies du ciel
en cet endroit désert nommé

Pôle jonction.

(c) Serge Delaive et La Différence


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Presse

La poésie de Serge Delaive, essentielle, naît de l'émotion mais se bande contre le lyrisme et contre la douleur. Elle s'offre au lecteur sans chercher à s'imposer. De son refus de toute joliesse, de sa lucidité, de sa langue unique, elle tire sa beauté.
Serge Delaive a publié onze recueils de poésie. Le derniers de ses trois romans (parus à La Différence),
Argentine, a obtenu le prix Rossel en 2009. Signalons en outre un très beau livre de réflexion personnelle sur Gauguin : Paul Gauguin, étrange attraction, paru en 2010 chez L'Escampette.

D'où vient que les livres de Serge Delaive, où persistent les mêmes thèmes, nous happent, nous interrogent toujours ?

Chaque poème pose l'évidence de son texte dans un déséquilibre, étudié mais non calculé, quelque part entre l'expression directe du ressenti et le secret travail d'une langue poétique, entre la pesanteur (la gravité) et l'aérienne vapeur de la vie et du désir, « entre vivre léger ou trimballer la mort ». Les catégories qui servent habituellement à décrire la poésie cessent d'être pertinentes : il serait vain de parler de lyrisme ou de prosaïsme, d'images, de musique, de rythme, de modernité. Cette écriture inclut certes tout cela, mais tire d'abord son caractère poétique d'autre chose.

Pour tenter de le définir, on peut certes partir de la thématique multiple mais récurrente : le Wanderlust et sa séquelle : l'évocation nostalgique des voyages et des souvenirs qu'ils laissent (« loin de l'Europe aux fleurs fanées »), la béance existentielle et la tentation de la mort, l'amitié et la mort d'un ami, tout cela se retrouve ici comme dans les meilleurs recueils de Delaive, ceux qu'il a précédemment publiés chez le même éditeur : Le Livre canoé (2001) et Les Jours (2006). Sa poésie n'a rien d'abstrait ni d'intemporel : il est question d'mp3 et de Google, et l'un des plus longs et des plus beaux poèmes est certainement cette ode à son sac à dos.

Mais un indice indirect de l'essence de cette poésie se révèle sans doute dans la part éparse mais insistante qui est faite à une réflexivité discrète. Pensant la poésie dans le poème lui-même, Delaive n'affiche pas la pure cérébralité, idéaliste et prétentieuse, qui fit les beaux jours de maints poètes mais qui ne peut plus guère passer pour moderne. Non : quelques balises indiquent qu'émotion existentielle et émotion poétique sont consubstantielles : « Ici / J'interroge le poème / À l'intérieur du poème ».

« J'écoute les phrases qui surviennent / Et je les retranscris telles quelles / Dans ce désordre farouche d'où elles émergent », écrit-il. Pourtant, ses poèmes n'ont rien à avoir avec l'automatisme, ni avec toute absence de contrôle. Par une rhétorique tout à la fois subtile et brutale, chaque vers, dans sa matérialité sans compromis, est le produit d'un choix, d'une pensée, d'une évidence.

L'homme d'aujourd'hui peut se demander à quoi peut servir la poésie - la question peut même le laisser indifférent ! Un poète comme Delaive nous montre au moins à quoi elle lui sert, c'est-à-dire en quoi l'aide à (sur)vivre le fait d'user du langage pour se dire et se penser soi-même dans une forme de parole qui aboutit à un objet achevé, lisible, offert. Rien d'évident à cela : l'écriture poétique ne devient pas tant la métaphore de la vie ou de la pensée qu'un lieu où l'homme peut tenter de se sauver : « le poète sait qu'il n'a pas d'existence / autre que dans le rythme de sa phrase // car le poème est mouvement ».

J'aime les poètes qui, sans tenter de nous en imposer par de fausses professions de foi, nous convainquent par leurs textes mêmes que pour eux écrire est une question vitale. Tel était Jacques Izoard, tel est Serge Delaive, pourtant si différent : « écrire un poème / est-ce lutter contre l'effacement / ou s'insinuer dans le renoncement ». Ces vertus de l'écriture n'ont rien d'évident ; cette phrase le montrer bien : vivre le poème est-il une solution viable ? ou n'est-ce que la partie affichée d'une fuite ? Pourtant, celui qui écrit « je fouille au fond de moi / pour sortir du cycle de désespérance », que peut-il retirer de cette fouille et qui soit partageable avec l'autre, si ce n'est le poème ?

À tout le moins peut-il affronter les questions qui sourdent de lui et le hantent, celles qui nous concernent aussi : « Qui est je / éparpillé flottant à la dérive » ou « J'en ai assez de me battre / contre cet ennemi invisible / tapi au fond de moi » ou « Dès lors il ne reste rien / Sinon le vent de la glissade / Vers l'invisibilité et le néant ».

Serge Delaive est un homme qui garde les yeux ouverts, « dans ce carrefour où l'homme s'est arrêté » :

Tu m'as avoué : nous serions parfaits
S'il n'y avait ce serpent universel
Infiltré en chacun de nous
Et en toi en particulier
C'est-à-dire
La douleur

Lucide sans cruauté (« mais il y a si longtemps que je suis mort »), le poème de Delaive ne cherche pas la beauté : rien dans son écriture ne vise à la produire. Elle est là pourtant, chez ce « poète à la recherche / d'une musique imparfaite » :

Vivre est un secret soufflé au creux de l'oreille
une brise tiède qui nous traverse avant de s'éteindre
et sur laquelle nous n'avons pas de prise

Rien de gratuit, pas même le plaisir esthétique qui nous est offert en sus :

Qu'est-ce qu'une goutte d'eau
sinon la perfection formelle
de l'univers intouché
et l'emblème de nos larmes
qui ne roulent plus

 

Gérald Purnelle, http://www.culture.ulg.ac.be/, Août 2011

 

Art farouche, recueil de poèmes qui sort parallèlement à cet étrange exercice [Paul Gauguin, étrange attraction], nous reconduit à la source qui nous avait fait connaître le travail de Serge Delaive. Pour différents qu'ils puissent sembler de prime abord, une familiarité ressort pourtant rapidement entre les deux livres puisque dans l'un des premiers poèmes intitulé Des grumeaux, l'auteur s'attaque au « je » et à ses « parcelles d'identité/dont un poète/non pas un autre/mais un parmi d'autres ». On pense aussitôt à cette déprise dont Serge Delaive voyait la trace dans la toile de Gauguin, déprise qui n'est pas à confondre avec une fausse modestie mais participe plutôt « à la recherche/d'une musique imparfaite » dont la mélodie à défaut de consoler peut au moins apaiser.
Les premiers textes sont rassemblés sous le titre de Cantilènes, nom donné jadis aux chants profanes pour les distinguer du sacré, et s'ouvrent par une Ballade de l'homme mort qui évoque avec force la brûlante présence, au hasard - mais est-ce un hasard ? - de nos déambulations, de ceux que nous avons aimés et dont le fantôme brutalement nous traverse. On peut d'ailleurs dire que tout le recueil porte la marque du voyage, qu'il s'agisse de la célébration d'un sac à dos usé par le frottement conjoint des années et des kilomètres parcourus ou d'un retour à l'Odyssée d'Homère qui la première donna des mots à notre commune errance. Serge Delaive n'oublie pas non plus au passage d'arroser la ronde des poètes officiels qui chaque année sortent leur foulard bariolé et leurs airs pénétrés pour parader à l'ombre de l'église Saint Sulpice. Mais cette fuite des culs-de-sac de la poésie aboutit à un très bel hommage à Liliane Wouters, cette « [...] belge absolue/Ce morceau de bois à l'écorce fendue/Qui écrit dans une langue étrangère/Et pense dans une autre langue étrangère » et ces vers de sonner comme l'ultime célébration de l'étrangeté à soi dont l'homme se nourrit et s'empoisonne malgré lui.

Laurent Moosen, in Le Carnet et les Instants.

 


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Serge Delaive | Art faroucheArt farouche, poèmes, éditions de la Différence, coll. Clepsydre, Paris, 2011.