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Pourquoi je ne serai pas français

Extraits

Texte entier, à diffuser le plus largement possible si vous le jugez utile.

La possibilité existe. Encore diffuse mais chaque jour plus envisageable, au fur et à mesure que la Belgique s’enlise dans les crises politiques à répétitions et que le nationalisme flamand étend ses sales ailes. La scission du pays a quitté le rang des tabous pour esquisser un des futurs probables. Sans que l’on se soucie beaucoup de notre avis. Les simulacres de démocratie.

A l’heure où j’écrivais, les Italiens avaient droit au bouffon mafieux Berlusconi, les Français au cocaïnomane Sarkozy, et nous, à personne. Un an sans gouvernement fédéral, record du monde. Puis la roue des aubes a tourné. Place aux gouvernements Goldman Sachs et affidés avant qu’à nouveau, c’est une autre histoire, la même si souvent.

Parce qu’il est temps de s’arroger le droit de dire deux ou trois conneries contradictoires, moi qui pourtant souhaite la disparition des états, des frontières et des nations.

A coup sûr, le nationalisme déguise le premier pas vers le fascisme. Seules les frontières imaginaires acquièrent droit de réel. Justement. Ma langue, soit le français pratiqué en Belgique, ma bibliothèque et ceux que j’aime abritent les contours de mes patries. Discours bateau. Pour le reste : Pacha Mama, Magna Mater, la houle toujours changeante sur le vaste océan, les forêts sombres, la puissance sonore des rochers, les grands vents fous, le principe féminin, tout ça.

Mais.

Nous l’expérimentons chaque jour, en matière d’identité, d’appartenance, le propos rationnel suppure par-dessus l’irrationnel, le cortex reptilien, le réflexe, et tout ce qui, nauséabond parfois, les accompagne en leurs excès opposés. Nous avançons en terrain miné. Avançons dès lors en derviches, tournons comme des toupies sur nous-mêmes, sans quoi les sables mouvants.

En Belgique, postés sur une rive, les indépendantistes flamands – non pas les Flamands mais les nombreux indépendantistes flamands – menés par un Machiavel de derrière les fagots qui entretient un flirt ambigu avec l’extrême-droite – infligent vexation sur vexation à la communauté d’en face. Normal, ils ambitionnent clairement la création d’un état à moyen ou long terme, avec Bruxelles dans l’escarcelle si possible. Sans la capitale s’il n’y a vraiment pas d’autre alternative. Ceux-là sont entrés en guerre larvée sur base d’un récit peu original, toujours la même fiction, partout, en tous lieux, en tous temps.

Sur la rive francophone, là où l’on ne dispose d’aucune personnalité politique à la hauteur de celle qui domine la rive d’en face, là où certains fanfaronnent enrubannés dans leur arrogance d’un autre âge, là où d’autres, myopes, se terrent, paralysés par leur manque de courage et la peur de perdre leurs prérogatives, là, on tergiverse, on se soumet au calendrier prescrit, tentant de retarder coûte que coûte ce qui pourrait devenir inéluctable alors qu’il nous était loisible d’agir dix ans plus tôt, alors qu’il eût été souhaitable de répondre positivement au souhait flamand de réformer l’état en opposant à la vision communautariste une orientation régionaliste. Aujourd’hui, aucune option ne se dessine dans l’hypothèse d’une rupture. Excepté, à en croire les résultats électoraux, chez une infime minorité ­, agissante comme il se doit : les rattachistes. Une minorité à qui l’on octroie un visibilité hors proportion, allez comprendre.

Exécrant l’éventualité d’une Belgique résiduelle, ainsi qu’ils la qualifient, les rattachistes souhaitent l’annexion de la Wallonie par la France. Pour parvenir à leur fin, ils rameutent une prétendue communauté culturelle dont la part la plus évidente résiderait dans la langue partagée et serait renforcée par la disparité, la lâcheté des liens entre les différents territoires wallons ou bruxellois, nos sous-régionalismes. Ce qui aurait pour effet d’empêcher les citoyens desdits territoires de prétendre au rang de nation. Voyons.

Tout d’abord, les rattachistes se déterminent à partir d’un subtil glissement sémantique. Le terme rattachiste suppose un attachement préalable. Or, au cours de la longue histoire des espaces recouverts par la Belgique actuelle, nous n’avons été français qu’à une reprise, un moment très court, une vingtaine d’années clôturées par le cauchemar mégalomane du dictateur Napoléon Ier. A Liège où je vis, nous avons aussi été bourguignons, un duché concurrent du royaume français en expansion, juste le temps nécessaire pour qu’un téméraire Charles rase complètement la ville, raison pour laquelle n’y subsiste plus la moindre construction antérieure au XVème siècle. C’est bien peu, c’est toujours sanglant. Alors que nous avons été espagnols, indépendants par endroits, adjoints longtemps au Saint Empire Germanique, autrichiens, néerlandais et j’en passe. Le rattachement, s’il faut inclure la particule initiale, nous aurions davantage de raisons historiques et culturelles de la demander à d’autres. De plus, la langue ne fonde pas la complexité nationale, sinon, en guise d’exemple parmi de nombreux autres, l’Autriche serait allemande. Et la Corse serait française.

Leur second argument, oiseux, repose sur le constat suivant : la plupart des grandes entreprises et banques belges battent pavillon français. De fait. Mais depuis quand l’identité ou les identités d’un supposé peuple se basent-elles sur les multinationales qui contrôlent les entreprises situées sur son sol ? Dans ce cas, bien des pays seraient rayés de la carte aujourd’hui au profit de quelques uns dans une nouvelle configuration coloniale qui se rapproche de la réalité sans y adhérer totalement. Il s’agit d’un autre monde, celui que nous refusons et que nous combattons.

Ensuite, les rattachistes déroulent une série de chiffres tendant à prouver que la « Belgique résiduelle » ne pourrait survivre seule. De plus, prenant appui sur les conventions internationales en vigueur, ils nous démontrent que le nouvel état ne pourrait s’émanciper, serait incapable par exemple d’absorber sa part de dette. Il s’agit d’arguments d’autorité scientistes ou « économicistes », tous réfutables ou surmontables. Ils affirment encore que l’apparition du nouvel état poserait une série de problèmes liés à la représentation dans les institutions internationales. Ah bon ? Et que, par conséquent, nous devrions nous unir à un autre pays, sous-entendu la France (elle-même ne rencontrant aucun problème de dette, c’est bien connu). CQFD.

Une frange moins intégriste des rattachistes prône l’accolement à la France via un statut fabrication maison, dénommé « association-intégration ». En bref, la solution consisterait à rejoindre l’état français à travers un protocole particulier qui garantirait à la Wallonie (et à Bruxelles si les Bruxellois le désirent – sachant qu’ils ne sont pas vraiment les bienvenus) une large autonomie à travers les institutions régionales et/ou communautaires déjà en place. Même si l’on ne comprend pas bien ce que cet accouplement contre nature apporterait à la France hormis quelques millions d’habitants supplémentaires et des kilomètres carrés face au puissant voisin allemand, les partisans de cette solution persistent à nous bercer de l’illusion que la voie évoquée serait parfaitement tenable alors que l’expansion territoriale de l’empire français repose sur l’annexion coloniale et l’imposition sans contrepartie, comme le démontrent les cas de la Bourgogne, de la Bretagne, de la Navarre, de la Savoie et de tant d’autres. Seules exceptions notables, les quelques miettes laissées aux Alsaciens (mais on connaît les vicissitudes singulières liées à cette région) et les territoires ultramarins, maintenus sous perfusion et dépendance, dont les habitants sont méprisés en tant que sous-citoyens par les métropolitains coloniaux. Il est clair que dans l’hypothèse d’une association-intégration, après quelques années gagnées à laisser jouer les nouveaux compatriotes, le statut serait rapidement revu, réduit à peau de chagrin. Sans le moindre doute.

Cette catégorie de rattachistes a compris que le combat politique ne pourrait avoir lieu, pour l’instant, sur le terrain électoral. Ils évitent donc avec soin la création d’un mouvement visible, préférant infiltrer les partis en place, les groupes influents, à force de lobbying constant dont ils espèrent récolter les fruits un jour prochain.

Ceci n’adviendra pas.

Grâce au fédéralisme, nous avons pris, vaille que vaille, nos responsabilités, nous gérons en partie cet espace auquel nous avons bien de la peine à nous identifier, où nous ne parvenons pas à dessiner clairement notre identité, chiens égarés sans arbre sur lequel pisser. Puisque notre identité, cette belgitude chimérique, s’est de tous temps inscrite en creux, gravure de vide. Celle ou celui à qui est posé la question : Qu’est-ce qu’être belge ? répondra dans un premier temps : Je ne sais pas. Puis poursuivra par : En tout cas, c’est à coup sûr n’être ni français, ni néerlandais, ni allemand, ni luxembourgeois. Soit une identité relationnelle. Mais que l’on ne s’y trompe pas : cette litanie de négations constitue bien une affirmation identitaire. Particulière dans le concert des états-nations, d’accord. Et pourtant tangible. La carence de nationalisme, l’évaporation de l’idée même de nation dans le sud du pays et les combats sociaux menés au cours du siècle vingtième (celui aux crocs acérés) tissent la trame lâche du roman que nous écrivons ensemble. D’où le désir plus ou moins conscient chez certains de maintenir coûte que coûte la Belgique de papa. L’effet de la peur. Le confort fictif qui éloigne les craintes. Autant ça qu’autre chose, se disent-ils, ça plutôt que tous ces patriotes insensés qui nous entourent et nous encerclent par-delà les frontières.

Inventaire qui nous pose à l’exact opposé de la France, de cette super fierté nationale incompréhensible à nos yeux, chauvinisme et le tralala. Nous savons la futilité et l’inanité de la hiérarchie dans le concert des nations. Dès lors comment rentrer dans ce jeu, pourquoi tendre vers le contraire de ce que nous sommes peut-être ? Pourquoi abandonner le peu de liberté que doucement nous avons gagnée ? Et de plus la vendre à un pays dont la structure politique, dont le cortex socioculturel se situent à des années lumières des nôtres.  

Nous touchons, comme disait l’autre Gilles – un Français, bien sûr –, à la question capitale des limites. Qu’est- ce qui fait qu’ici c’est moi et que là ce n’est plus moi, déjà ailleurs, sans doute quelqu’un d’autre ? Où est la limite ? Où commence de manière précise une cellule vivante et où finit-elle ? Les réponses d’apparence simples s’écartent, écartèlent le supposé réel pour ouvrir vers une infinité d’autres questions, toujours plus pertinentes. Ici, j’interroge la limite entre moi et un pays majestueux, la France. En général, sur ce terrain, nous glissons systématiquement vers les schémas simplistes, les paradigmes évidents et donc dangereux. Le lit de la lie. Puisque j’écris vite, j’ai conscience d’entrer dans ce jeu risqué. Mais, sans conteste, je pressens cette limite que je définis à la hache. Dans un autre temps viendra le moment de l’élucidation. Il s’agit de lancer une parole. Où commence-t-elle ? Où finit-elle ?  

Oui, habitants de la France et de la Belgique francophone partagent la même langue. Quoique. Comme certains Suisses. Ce qui paraît bien insuffisant pour subir le sort des Bretons, des Basques, des Catalans, des Savoyards, des Corses ou autres ultramarins... Et qu’en plus nous le quémandions. En deux siècles, dans les limites de ce pays équivoque, nous avons créé notre habitus, notre dénominateur commun. Eloignés, ne fût-ce qu’à travers leur évanescence presque ontologique, de ceux de nos voisins méridionaux. Nous les avons éprouvés dans notre raison et dans nos tripes, en un lieu mystérieux qu’aucune carte ne recense. Sur les plans politique, historique, sociologique et surtout culturel, nos différences nous rapprochent et nous éloignent de nos voisins de langue. Nous rapprochent dans le goût de ces différences tout en nous éloignant d’un destin politique commun.

Notre identité morcelée, floue, nous définit, en contraste avec celle des pays limitrophes. Un point de départ pour la création d’un état. Un état flou, tel que nous sommes. S’il faut passer par là. Mais pas français. Non.

Donc je ne suis pas français. C'est-à-dire : ma mère se nomme Somers, quelque chose comme « été » en néerlandais, et mon père se nommait donc Delaive, en provenance directe du wallon « de l’èwe », « de l’eau ». Je n’ai pas d’humour. Je ne suis pas l’amoureux parfait ou le meilleur baiseur de la planète. Je ne descends ni de Descartes, ni de Hugo, ni de Voltaire, ni des Lumières, ni de 1789 et des ses valeurs universelles. Je n’ai d’ailleurs pas la moindre vocation universelle. Je n’ai livré aucune bataille. Je ne suis rien. Un bâtard. Le vide. Je ne m’enveloppe dans aucun drapeau, ce qui, de là où j’écris, est communément admis. Je supporte l’équipe argentine de football. Je ne suis redevable d’aucune loyauté sinon de celle qui se vide elle-même, un siphon qui déglutit, et de celle qui m’assemble aux autres pièces du puzzle confus, la solidarité interpersonnelle.

En fait, qu’est-ce que cet état voisin ? Nos éloignements respectifs. Au bazooka : une monarchie républicaine ou une république monarchique, difficile de choisir, foncièrement de droite. Voire davantage. Un état hyper centralisé. Aucune décision prise passée la frontière du périphérique parisien. Différence systématiquement niée pour entrer dans le cadre étroit d’une intégration forcée. Un pays à la politique étrangère ravageuse (voir les dommages causés jusqu’à ce jour dans ce que l’on nomme la Françafrique. Voir aussi le nombre de circonstances où j’ai pu nouer des liens sur la surface de la planète pomme quand, après que l’on m’ait demandé si j’étais français, j’ai répondu belge), un pays qui refuse de regarder son visage modèle 1940-1945 et le prolonge aujourd’hui encore à travers les frontistes et autres proches cousins, compagnons idéologiques des indépendantistes flamands les plus représentatifs. Des règles situées loin des lois éthiques que nous admettons. Et en bioéthique, pareil. Un pays à l’origine d’une conception de l’état-nation antinomique à celle de nos voisins orientaux, quand le projet politique plus ou moins commun ne peut souffrir la moindre contestation, la moindre force centrifuge – ce qui a fait dire récemment et avec justesse à Paul Magnette que, s’il avait le choix, il préférerait se voir assimilé contraint et forcé dans l’Allemagne fédérale du XXIème siècle plutôt que dans la France actuelle. Et encore : une sécurité sociale défaillante par rapport à celle que nous maintenons vivante vaille que vaille. Ce débat malsain, mené comme une croisade, à propos de l’identité nationale. Dont les conséquences désastreuses semblent servir à établir le profil du bon français en miroir de l’autre, le mauvais, qu’il faut exclure, davantage encore s’il refuse d’adhérer aux préceptes inaliénables. Notre cas. Nous reconnaissons-nous dans cette morgue développée en doctrine ? Nous les besogneux, les timides, les moqueurs de nous-mêmes, les malades du compromis, nous, cette maison vide ouverte à tous les vents, d’où qu’ils viennent. Walter Benjamin a figé le constat sur le papier : Paris fut la capitale du XIXème siècle. Ensuite a suivi la longue dégringolade avec comme conséquences une fierté mélancolique et des regrets jaloux. Nous n’avons été la capitale d’aucun siècle et ne le serons jamais, sinon de celui du néant, qui est un siècle sans début ni fin et qui les contient tous. A quoi aspirer dans ce cas ? Que regretter ? Comme le relevait Mitterrand, méfiant  à l’égard des nationalismes, la France a fait la guerre à tous les pays d’Europe, sauf le Danemark ­– pourquoi le Danemark, d’ailleurs ? Il reste une mission à remplir. Ecoutons la Marseillaise et nous distinguerons les alluvions sur lesquels la nation française s’est construite. Ainsi que d’autres. Mais ici, là d’où j’écris vite, à qui avons-nous livré bataille sauf à nous-mêmes ?

Je ne veux en aucun cas devenir le lamentable colon de lointains caraïbes ou pacifiques. Je ne veux pas de soins de santé, de sécurité sociale bien moins efficaces que les nôtres.

Bien sûr, nous ne valons pas mieux. Bien sûr, il n’existe pas de pays meilleur ou pire. Bien sûr. Evidemment. Juste une variété de conceptions. Parfois opposées. Des différenciations. Au moins le remarquons-nous alors que certains semblent l’ignorer. Je le maintiens, le procès serait trop facile : il n’est pas question d’individus mais bien de structure et d’idéologie dominantes. Pas les gens, nous tous pareils et dissemblables, frères humains embarqués sur la nef des fous. Il s’agit ici d’une portion de notre portion collective inscrite dans des limites gigognes.

Un fossé nous sépare. Sans doute aussi profond qu’entre néerlandophones et francophones belges. Tout nous ramène dès lors à de nouvelles questions : sur quels matériaux une nation se fonde-t-elle ? Sur quels matériaux un état se fonde-t-il ? Sur quels matériaux un état-nation se fonde-t-il ? Est-il possible de sortir de ces modèles – oui cela est possible – ? Jusqu’à quel point les peuples s’autodéterminent-ils ? Et ces questions largement étudiées, auxquelles des réponses complexes et souvent antinomiques ont été apportées, demandent un renouvellement constant de la pensée individuelle, de la pensée commune. Mais ces quelques pages ne sont pas le lieu pour lancer un filet de voix dans cette direction. Par contre, j’affirme qu’en aucune manière je ne me sens en adéquation avec les réponses majoritaires en France, étant entendu que les réponses minoritaires sont écrasées, balayées d’un revers de la main.

Au revoir les rattachistes. Quitter les arguments de bric et de broc lancés en vrac. En la matière, on l’a dit, le rationnel tient peu de place. Et sous nos latitudes humides, l’influence de Descartes se dilue.

Des moments. Des frontières. Des parcelles d’identité. Là où je vis, vingt kilomètres suffisent pour me retrouver à Tongres, trente pour atteindre Maastricht, Pays-Bas, cinquante pour rejoindre Aachen, Allemagne, soixante pour remplir le réservoir de ma voiture et acheter des fardes de cigarettes au Luxembourg, nonante pour entrer dans Bruxelles, unique grande ville bilingue et polyglotte en Europe, une Europe politique déjà déliquescente, cent cinquante pour m’enfoncer dans le mystère de la forêt ardennaise, versant français, jusqu’à Charleville où je me recueille sur une certaine tombe bien connue.

En famille ou avec des amis, nous nous rendons très régulièrement aux Pays-Bas. Soldes vestimentaires, journées thalassothérapiques, restaurants, fournitures diverses. A Tongres flandrienne, les enfants adorent le musée gallo-romain. Nos ancêtres celtes, oui oui, pas d’état, une nation fractionnée, des nations. En Allemagne régulièrement : Aix-la –Chapelle, oui oui, Charlemagne, les Pépin, originaires de Herstal, banlieue liégeoise qui est le centre du monde puisque je suis le monde, un parmi les sept milliards de mondes, Trèves, Montjoie, la Forêt Noire. Et la petite Suisse luxembourgeoise. Tellement souvent.  Apprendre à vivre au milieu de ces territorialités, à les amalgamer, à les intégrer. Un pays imaginaire amarré à l’humus schisteux. C’est là que je m’inscris. Pas dans le rejet. Pas dans la certitude, la rectitude nationale. Français, je ne serai plus le même. Cette liberté me sera ôtée de facto. Le fruit d’une longue histoire. Décidément pas la mienne. Ni, pour paraphraser encore Benjamin, celle que je contemple, le passé, un amas de décombres, ni celle vers laquelle je suis projeté dos tourné, le soi disant progrès.

Les variables courbes du futur. Un exercice : distinguer dans les productions culturelles belges les écarts avec celles qui nous entourent, ce qui pourrait constituer un socle commun, une pâte molle qui tapisserait le creux évoqué plus haut. Ou alors s’attarder sur les frites sacrées et les bières trappistes. Ou encore se souvenir des luttes sociales menées. Et gagnées.

Une anecdote, repiquée depuis la Logorrhée des frontières, texte traduit du belge, une commande de Tom Toremans, frère littéraire flamand : samedi 13 avril 2010, un ami très cher s’est disputé avec sa compagne. Plutôt que de tout casser, il a pris sa voiture. La nuit tombait déjà. Il est monté sur l’autoroute. Il avait décidé de rouler. Rouler encore et encore jusqu’à ce que la brulure se dilue dans la nuit transpercée de néons. Direction spontanée : Eindhoven, Pays-Bas. Enorme densité du réseau autoroutier, des nœuds, des échangeurs. Villes étrangères si peu étrangères sur les panneaux indicateurs. Mais les pluies incessantes des derniers jours coupaient la route, inondée à hauteur de Maastricht. Alors il a rebroussé chemin, direction Düsseldorf, Allemagne. Fatigué, il s’est arrêté avant destination, dans la petite ville de Stolberg. Il a garé son véhicule, s’est baladé une heure dans le centre qu’il a trouvé bien joli. Il était maintenant apaisé. Sa colère s’était envolée dans les nuages plus noirs que la nuit. A une heure du matin, il était de retour chez lui, à Liège. Trois pays ouverts pour une brève impulsion de fuite. Limites. Frontières. Identités multiples.

Donc, un dimanche je l’ai imité. Depuis mon domicile, j’ai parcouru trente kilomètres et je suis arrivé à Hasselt où l’on ne parle pas la langue de ma mère qui est ma langue incestueuse. Een koffie op het Grote Markt. Vingt kilomètres supplémentaires et me voici à Maastricht où coule le même fleuve, la même eau Maas et Meuse. A nouveau trente kilomètres et j’atteins Eupen germanophone où vit ma collègue qui ne parle pas allemand et alors ? Tout le monde s’en fiche. Encore vingt kilomètres et je suis à Aix-la-Chapelle, dit-on, mais chez moi tout le monde dit Aachen car telle est sa langue dans son nom. Une dernière traite de soixante kilomètres et j’entre dans Huldange/Huldang, deux noms pour un village bifide au pays Luxembourg. Partout, des maisons de briques rouges. Et la pluie incessante malgré les nuages rapides emportés par le vent du nord dans un ciel en lambeaux. De retour, je me promène le long de la Maas Meuse dans la ville où je vis que j’ai toujours vécu. Il y a un marché. Je ferme les yeux. J’entends français d’ici et de France, quelquefois, mais j’entends aussi néerlandais de Flandre et des Pays-Bas, allemand d’Allemagne et de Saint-Vith. Bien d’autres langues originaires d’ailleurs plus lointains. Mbote, Maman. Abari ? Musuri. Là-bas, en langue tshiluba on m’appelait Kamana Mpata, ce qui signifie : l’endroit où l’on n’arrive pas. Dès lors je suis quelque chose de difficilement définissable, je parle français e non saro mai francese. L’argument de la langue ne suffit pas. Loin de là. Nous sommes loin de là. Bien au-delà en dessous à côté ailleurs.

Et nous revoici. Projetés vers un endroit aléatoire. Mais bon, s’il s’agit d’un choix assumé, tel se présentera le futur qui n’est que l’aphélie du présent sur sa boucle sans fin. Dès lors il faudra décider. Ce choix, je l’ai posé. Je ne serai pas français. Mais admettons que mon option soit minoritaire ou que tout simplement je n’aie pas eu le loisir de la faire entendre. Que ferai-je ? M’enfuir vers un pays rêvé, émigrer, demander l’asile politique au Grand-Duché du Luxembourg ou à la Principauté de Monaco ? Rester à Liège qui est l’endroit de ma prédestination devenue en partie volontaire ? Entrer en guérilla ? Subir et me taire ? M’immoler par le feu en signe de protestation ? Pas la moindre idée. L’avenir est une carcasse de voiture rouillée. Un abri fragile pour notre si longue nuit d’humaine condition.

Ici, je lance en quelques lignes réactives, impulsives, mon sentiment désordonné. Si l’éventualité se présente, il faudra, je le répète, que la question nous soit posée. Ne laissons pas une nouvelle fois une caste pourtant élue et les rapaces associés décider à notre place. Sur ce sujet, comme sur bien d’autres, emparons-nous de la carcasse rouillée et faisons-en ce que nous aurons choisi en toute conscience. Sur ce sujet, comme sur bien d’autres, notre parole ne doit plus être confisquée, anéantie dans le flot sans fin du murmure qui nous isole, dissimulée dans le labyrinthe des murs en trompe-l’œil qui nous cloîtrent. Notre parole, le Verbe. Et quand les mots se révèlent inutiles, engloutis par le flot continu des mots inutiles, ils conservent encore le devoir d’être énoncés.

(c) Serge Delaive


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Serge Delaive | Pourquoi je ne serai pas françaisPourquoi je ne serai pas français, humeur, Maelström, Bookleg N° 79, Bruxelles, 2011.