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La Trilogie Lunus
Extraits
Préface de Gérald Purnelle :
Sources d’un fleuve
Quelle origine possède une œuvre comme celle de Serge Delaive ? Une œuvre à présent riche de douze recueils de poèmes, de quatre romans, d’un essai et de deux ouvrages alliant texte et photographies, l’œuvre d’un écrivain non institutionnalisé, mais que l’Institution se plaît à distinguer — prix Marcel Thiry en 2006 pour Les Jours, prix Rossel pour Argentine en 2009, prix triennal de poésie pour Art farouche en 2014 —, un écrivain dont la position est atypique sans exhibitionnisme, intègre sans sectarisme. Poète et romancier, photographe aussi, Delaive n’a rien d’un touche-à-tout. L’écriture lui est vie, mode et raison, et c’est du même homme que sourdent poèmes et romans.
Il est passionnant de remonter à la source de l’aventure poétique de cet amateur de fleuves, dont le dernier livre, Meuse fleuve nord, est justement un long poème tout entier consacré à l’un d’entre eux, celui de l’enfance et de la patrie herstalienne et liégeoise, qu’il « prend » de la source à l’embouchure — long poème d’un arpenteur du monde, attentif aux lieux et à l’inscription concrète et symbolique de l’homme dans les paysages, ultramarins ou familiers — long et somptueux poème qui fait un écho de connivence (les poèmes peuvent être frères) au superbe « Sexe des bœufs » qui figure ici.
En l’occurrence, si l’on veut ré-explorer et comprendre un tel parcours, il est d’autant plus nécessaire de remonter à la source, que celle-ci a la forme d’une trilogie conçue et développée comme telle. Il n’est pas si fréquent qu’un jeune poète entame une « carrière » par une salve concertée de trois volumes formant un tout. Est-ce à dire que le jeune Delaive s’est d’emblée pensé poète au long cours, en appuyant ce désir sur une ambition, certes juvénile, mais peut-être excessive ? Non pas — les textes en témoignent, tout comme le parcours ultérieur : Delaive est rien moins qu’un tel calculateur. Toujours l’écriture a procédé chez lui d’un doute salutaire (même s’il fut parfois quasi délétère), qui n’a rien de la « pose » et tout de l’authenticité. Non : si ses trois premiers pas en poésie vont d’un seul allant, c’est d’abord parce que la « matière » a dû l’exiger, et qu’il fallait donner aux inévitables tâtonnements le cadre d’un projet dont puissent se soutenir le souffle et l’endurance. Au cœur des années nonante, un homme de trente ans avait des choses à dire, des choses à vivre aussi.
Le soin que le poète a mis à préparer la réédition de sa trilogie, dans sa structure et son détail, témoigne de la place qu’il donne à ses origines, qu’il ne renie donc pas, et de son attachement à ces textes fondateurs d’une écriture. Certains poèmes ont été retouchés, quelques vers supprimés, des poèmes ont été éliminés, d’autres déplacés, certains ont été réimportés du recueil postérieur Par l’œil blessé, deux sont réécrits en prose, comme pour rééquilibrer la place de l’expression lyrique — tous signes de l’importance d’un ensemble poétique considérable qui demeure vivant, pour le poète comme pour le lecteur.
En outre, tous les poèmes ont reçu un titre (nombreux étaient ceux qui en étaient dépourvus), et ce geste démocratique n’est pas sans incidence sur la perception que l’on peut avoir de l’ensemble et de ses multiples composants : c’est que ces trois livres sont à la fois un ensemble procédant d’un projet global et des « recueils » de poèmes. On peut les lire comme une épopée personnelle, un mythe fragmentaire, la saga d’un corps et d’un esprit, un kaléidoscope de flashes et d’instantanés, de courts-métrages et de mini-romans — l’écume affleurante d’un arrière-monde.
Dans leur contiguïté, et même s’ils sont groupés en parties et sections, les poèmes accusent une autonomie certaine. Et titrer tous les poèmes, c’est accentuer la singularité de chacun et réduire l’éventuelle coulée d’« un » sur-texte unique ; c’est aussi affirmer, vingt ans après la parution du premier volet, Légendaire, que chaque poème peut enfin s’assumer comme tel, moment d’écriture issu d’un moment d’expérience, espace borné par la page où s’ouvre la profondeur d’un dire, à chaque fois renouvelé.
De l’aveu du poète lui-même, chaque volet de la trilogie a son thème et son unité : Légendaire « décrit le monde mythique et magique de Lunus, son socle » ; Monde jumeau « déploie [son] monde géographique », topographiant « l’écorce du monde » réel ; quant au Livre canoë, il « ouvre au monde des événements et à la réflexivité littéraire ». On perçoit la progression, quasi positiviste, qui sous-tend la succession des trois volets : mythe, ou fantasme d’un passé, besoin d’une fondation, invention d’une symbolique ; puis la conquête d’un espace, l’appropriation d’une double dimension à travers laquelle déployer la profondeur du sens et de l’être-soi ; enfin l’affrontement avec l’histoire propre, la tentative de frapper (à) l’indicible réalité. L’enjeu du poème en devient clair : il s’agit de poser sans répit la question de la situation : où dans le temps (le mythe de soi, le mythe pour soi : « [Osiris] est le nom de chacun d’entre nous »), où dans l’espace (les voyages et le désir des lieux), où dans le discours (la poésie et la voix) peut se situer un sujet ? à quelle distance de sa propre parole ?
Car il y a de la distance, sciemment entretenue par l’auteur, dans nombre de ces poèmes, et c’est d’abord une affaire de diction, signant la maîtrise déjà grande d’un jeune auteur : les textes qui, dans le premier volet, s’expriment en je, paraissent comme issus d’une tradition, d’un discours second et ancien, hors du temps, d’un corpus ethnographique mis au jour. Et ce n’est que progressivement que la voix globale du sujet diffracté rejoint son identité et nous trouve, en asymptote (« je sais que jamais / je ne t’atteindrai »).
Chaque poème peut être relu pour la place qu’il occupe dans une lente progression vers le point de fuite et d’achoppement qui s’indure au cœur du troisième volet. Avec, au centre de chaque poème, parfois en un imperceptible filigrane, puis finalement dans l’obscénité retenue de l’explicite, le retentissement sans fin diffracté d’une détonation.
Dans l’entre temps, cette voix a pris le détour d’un personnage qui double le poète et qui, donnant son nom à la trilogie, la traverse dans une énigmatique opacité. Nommé à la troisième personne, Lunus nous parle d’un temps à lui, non situé. Mais, de livre en livre, il s’inscrit dans un monde terrestre qui devient le nôtre. Chacun peut gloser, avec le poète lui-même, sur le sens profond de ce nom forgé : Lunus en féminin de Luna la lune, L’unus i.e. l’unique ? Certes, mais si cette unicité du sujet était d’abord un vœu existentiel du poète, un répulsif contre une menaçante démultiplication, contre un éparpillement de l’identité ? Ou : comment se nommer soi-même dans le doute du je ? Lunus est ce nom qui permet au poète d’occuper une position médiane, à mi-distance des oppositions, entre l’un et l’autre, les autres et soi, l’homme et la femme, ici et ailleurs, l’histoire et l’espace, le passé (rêvé) et le passé (insoutenable), le moi et le non-moi, l’être et non-être : « Lunus ausculte le temps. »
Ceci dit, Lunus est somme toute peu présent dans les trois recueils ; son nom n’envahit pas le poème : il le traverse de loin en loin. Ceci place le lecteur devant un dilemme : faut-il supposer que le personnage est aussi présent dans tous les poèmes où il ne figure pas nommément, que c’est lui qui s’y exprime comme sujet de l’expérience et de la parole ? ou faut-il s’arrêter aux poèmes sans noms où, à certains indices, sensibles ou indéfinissables, on perçoit que le double a laissé la place à l’homme qui assume le poème : l’auteur ? Il y a plus d’une façon de lire cette trilogie.
C’est évidemment l’homme et le poète qui nous attendent au bout du texte et du triptyque en forme de cheminement discontinu (« Je me suis enfin trouvé » « seul et pourtant dans le monde »). Et il n’est évidemment pas indifférent que le troisième volet, Le Livre canoé, s’achève par une longue prose proclamant — à l’époque, 2001, au terme du parcours — un renoncement à l’écriture, un désabusement lucide face à la « littérature », rejetée comme « jeu truqué », « énorme artifice enflé de prétention ». C’est que le poète avait voulu — et sans doute, s’il s’est trouvé naïf, ne l’était-il pas totalement — « tenter de toucher cette réalité positive qui toujours [lui] échappe ». La question s’est donc posée, et la réponse en forme de bilan fut négative et cruelle : la poésie peut-elle cela ? Il n’est pas innocent non plus qu’après cette trilogie, Delaive se soit tourné vers le roman. Celui-ci pouvait-il ce que celle-là n’a pas pu ? Devait-il ouvrir ce que le poème tendait à fermer ? Ce n’est pas le lieu de répondre à cette question. Relevons seulement que Delaive est ensuite revenu à la poésie avec Les Jours en 2006, qu’aujourd’hui, plus que jamais, il se dit d’abord poète et que, vingt ans après Légendaire, il remonte à la source : rééditer la trilogie, c’est aussi réaffronter la réalité, celle de la vie et celle de l’écriture.
La réalité : unique objet de la poésie de Serge Delaive. L’écriture, instrument peu docile de la plongée vers la réalité. La vie, versant noir et lumineux de la mort — car, « En définitive, peu importe que nous soyons vivants ou morts »."
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