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Le livre canoë

Extraits

Le sexe des bœufs

J'ai parcouru le fleuve Irrawaddy
entre les cités désertes et Pagan
accroupi à hauteur du sexe des bœufs
en une longue journée saignée
par les femmes aux joues d'or

Etranger dans la cohue de l'entrepont
parmi les ballots de tissus les pavots
je mendiais une cigarette un bol de thé
je contrariais le ballet safran des dévots
alors que défilaient sur la rive sans marée
les pagodes blanches et des effluves

Un enfant moine me tend le bol tiède
son frère cadet parabellum au ceinturon
me présente un mégot une bouffée
en descente vers le dôme de Rangoon
à la vitesse du bois flotté du bois ballant
et des tissus miraculeux qui s'ouvrent
sur le fleuve comme des pétales de lotus

Je me souviens qu'à Mandalay la nuit
dans les rues d'angle aveugles et terreuses
il m'arrivait de rester le long des heures
accroupi sur les talons les bras posés
contre l'oracle solide des genoux
longtemps ces heures m'imprégnaient
à hauteur du sexe des bœufs
et des essieux aux cercles infirmes des chariots

Puis le jour d'un ciel limpide comme l'hiver
enfoncé dans le ciel encore de sébiles
gravir les marches jusqu'à la marelle
de ce ciel pulvérisé milliers de fois réfléchi
au front du temple effarant couvert dans l'entier
de miroirs brisés pour s'y surprendre soi-même
au plus profond en dedans des cinquante et deux
étages de l'être mais déjà le soleil verse sur la plaine ronde

- Comme moi tu mourras - m'avait lâché la veille
entre ses dents rougies par les chiques de bétel
l'homme passé l'âge au bout de la contre-allée
- des pétales glisseront sur ton tombeau
Apprivoise ta peur sous la posture de la vie circulaire -
La nuit venue j'avais éjaculé ma petite mort dans les latrines
et mon amour elle a compté aux empreintes de mes pas
toutes mes existences écoulées dont celle du bœuf

Mille marches sous l'ombrelle afin d'accéder au ciel
de marelle quand il brûle impavide au couchant
et se propage diffracté aux colonnes du temple
milliers de soleils en agonie féerique au moyeu du ciel
pourtant perméable et bleu à l'intérieur de lui-même
avec en son extrémité un croissant de lune rotative
sur le seuil des mille marches de la colline de Mandalay
au premier pas de la marelle est un temple voué
au plus grand livre mille pages voûtées d'écriture de marbre

Et le bateau se laisse avaler par le fleuve
des cités désertes lent voyage à l'envers
de la course du monde qui louvoie de travers
comme une fabuleuse remontée sur les rives du temps
charrue soc sexe des bœufs femmes aux joues d'or
fleuve libre sans oppression de berges mais soumis
à la junte aux relents opiacés à la jungle des confins
le moinillon ou le soldat son cadet me récite le sûtra
qui m'emporte loin des sols mouvants de l'entrepont
sur les volutes dérisoires de la fumée où dansent le vrai le faux

Quelle cargaison au fond de nos cales sur le fleuve
bouche béante ? Qui prétend dicter le choix
de la trajectoire ? Le seul écart toléré réside dans le nombre
et la durée des escales puis la vitesse le reste le bien
le mal est affaire d'illusions coupables et c'est la roue
des aubes sales qui tourne encore là bas au bout
dans l'estuaire où nous nous échouerons avec des baleines
milliers de soleils blanchis à nos squelettes sans surprise
sauf peut-être les compagnons de traversée les vagabonds
et l'âcre acuité de la fumée ajoutée au ciel de marelle

Vivre à hauteur du sexe des bœufs dans les jours châtrés
en attente suant à l'attelle d'un chariot lourd
Mais qui te cornaque t'arnaque bête de somme ?
Il place les œillères pour que tu avances rectiligne
frayant les ornières de ta peine à travers ce champ
sans révolte tu piétines et foules ta rage enfouie
heureux alors quand déchu à bout de force
il te détellera et t'affranchira Apprendre à jouir
de ton sexe arraché cet épouvantail fiché là

En amont de Pagan la lune comble joue en double
dans le ciel du ciel et le ciel du fleuve à qui la première
perdra le fil de la marelle tandis que je porte encore le thé amer
aux lèvres de mon ancienne rancune avec les vagues
de ce sûtra qui ne finit pas charriant mille pages de marbre
puis qui s'augmente de la force de ses propres mots
en mélopée âpre pendant que les hommes en sarong
et les femmes aux joues d'or se déshabillent le long de la lisse

Elles flottent ces femmes dans mon rêve cylindrique
et pagayent en éclats sur les eaux ramées du lac Inlay
où les bœufs paissent parmi les marécages
le flux trouble recouvrant leurs moignons de sexe noyés
qu'enlacent les anneaux bleus de serpents voraces
tandis qu'un bonze étendu sur la galerie de la pagode
à la dérive se prélasse sous le ciel exempt
il épuise les nouvelles de l'année révolue

Les corps mêlés de lunes jumelles se rejoignent sur l'horizon
où tout s'étreint et puis s'annule en une nuit pourvoyeuse
quand le chaland morne accoste caressant le débarcadère
moteurs coupés ainsi qu'aborder un Bouddha de santal
et je marche dans Pagan où mon fleuve s'est fermé
m'immergeant au cœur de l'autre
moi l'enfant ce quelqu'un d'autre

Il y a sur la plaine effusion de lamelles d'or
une marelle céleste de briques passées
quand on a cessé de descendre la route
et que l'on se découvre en proie au temps en marées
à tracer sur la corde des nerfs les limites de nos marelles
comme amarré à la nacelle de nos infinies révolutions

Nos existences fleuves circulaires et la plaine de Pagan
est un globe à traverser à hauteur du sexe des bœufs
un jeu dangereux tel une marelle non marquée
qui va de la terre jusqu'à la terre
à travers le passage du ciel.

Revolver
(El no quiere volver)

La balle chaude dans mon ventre
m'a punaisé sur le plâtras amoché bleu
de ce ciel espagnol
au-dessus du cadavre des eaux du fleuve
et je garde les mains posées contre mon ventre
d'où suppure liquide onctueux
le sang qu'à la virgule près
je partage avec mon frère

Je dégouline mauve par l'été
je souille le visage distrait
de ce ciel espagnol
dans lequel je m'observe
affranchi de moi-même
placardé tel une affiche de propagande

Froissements d'ailes déposés dans l'oreille jumelle
Ecoute ceci mon frère et emporte ce revolver
je ne veux plus retourner vers la maison de briques
je veux rester dans la mort que j'habite
depuis que j'ai croisé la trajectoire d'une balle
délivrance du nœud inextricable au jus de mes entrailles
Transmets ces paroles aux camarades internationalistes
je ne veux pas rentrer depuis que je suis mort
j'aime cette façon d'encadrement
pour agrémenter les façades en trompe-l'œil
du ciel espagnol

Entends ceci mon frère
mourir est un plongeon de sternes
s'éjectant de l'été
vers l'amertume d'un fleuve
saturé d'armes.

La baignoire

J'ai passé la nuit dans la baignoire de cette chambre d'hôtel près du Boulevard d'Italie alors que père nous aurions dû dormir dans le même lit mais c'était le terrible dénouement d'une adolescence et à la longue on en devient intolérant aussi bien aux ronflements qu'à la fin d'une existence surtout l'inacceptable celle de son père pourtant par ma faute nous avons manqué l'ultime occasion de dormir côte à côte comme au cœur de l'enfance au creux du lit les dimanches matins protégé par le rempart du souffle chaud des parents dans cette sensation d'étouffement agréable évidemment j'ai préféré échanger la nuit contre l'inconfort d'une baignoire le lendemain tu marches sur les remords tu m'emmènes au Louvre où nous avons découvert au travers d'une fenêtre un chemin de clarté une trouée de clairière à l'extrême gauche d'un ciel sans rémission puis tu m'as entraîné surprendre l'image qu'il me faudrait conserver en mémoire après ta mort une cathédrale en contre-plongée le long d'un fleuve quelque chose de beau et d'inébranlable de simple et de compliqué les bords de Seine où tu m'avais impressionné lorsque j'avais douze ans sauvant le chien berger de la noyade tu pleures des larmes sincères pouvait-il en être autrement simples et compliquées et nous nous sommes étreints de la manière dont un père et un fils devraient toujours toujours se tenir embrassés et tu dis -- que cette étreinte soit la nôtre et celle de ton frère et de tes sœurs et celle de vos enfants et des enfants de vos enfants que cette étreinte lave l'affront de mon père votre grand-père -- et je crois que j'ai compris tout cela pendant que je tentais de gémir c'était simple et compliqué je n'avais jamais dormi dans la baignoire sans dormir mais à peine étions-nous de retour à Herstal que tout fut effacé que la noyade a continué jusqu'à cette dernière nuit de juin au cours de laquelle nous dormions tous autour de la baignoire de la noyade comme on dort autour d'une agonie de foyer cette nuit de solstice tu m'avais conduit à la chapelle de l'abbaye de Val Dieu écouter des sonates de Haendel tu vivais la musique intensément les yeux clos le corps mobile in mobilis durant l'entracte j'avais préféré m'éclipser pour attendre dans la voiture en me passant une cassette de J. J. Cale te laissant seul en compagnie des harmoniques vitales je crois que j'ai agi comme un idiot le lendemain tu ne m'as plus emmené nulle part tu étais mort ta mort m'a d'abord sauvé la vie ensuite peu à peu les crocs du manque se sont enfoncés dans mon ventre remplaçant au fil des années le chagrin par la douleur de cris contenus tout ceci pourra paraître pur sentimentalisme peu importe je dois à nouveau tenter de l'écrire car l'encre du stylo s'épuise et bientôt la chance aura passé aura passé une nuit encore dans la baignoire qui tout dilue.



Postures

(Le silence du Bouddha)
Après que le vide fut acquis
restait encore à quérir
un réceptacle où le loger.

***

Déflagration plastique
parmi les prairies maculées
quand mes iris teints
aux pistils de pavots célestes
et mes pupilles rétrécies
déployaient leurs corolles
érodant ce jour mutilé

Il fallait que j'ouvre les yeux
pour échapper à tout ce bleu.

***

Au travers d'un verre
la lumière s'écoule
et révèle des empreintes

Une vie c'est ça
sur un verre
des traces de doigts
et la permanence
de la lumière
en glissements irisés
que rien n'oblitère.


Antipoème
ou Naufrage en route vers l'île Ogygie

Lignes de la destruction délibérée
et toi camarade dyslexique tu lis déstructuration
mais c'est rhétorique on a déjà essayé on a échoué
je veux écrire l'antipoème
ce que l'on n'oserait pas même griffonner sur sa liste d'achats
un samedi après-midi de février avant d'aller se liquéfier
se compromettre dans la grande surface justement
ces lignes à écrire comme le chaos à combler
je suis fatigué de soudoyer les mots
alors que depuis l'aube détonateur du cycle
je les déteste aussi puissamment que j'abhorre
Aurore aux doigts de rose apparue de grand matin
les mots je les triture
et ça me fait mal
ces lignes à écrire je les intitulerai Tokyo ou bien
l'île Ogygie lieux que je n'atteindrai jamais
malgré l'attirance presque sexuelle
pour la couche secrète du guerrier au long retour
la face et le revers d'un siècle
englouti par sa propre impulsion
et toi camarade dyslexique tu lis implosion
mais c'est rhétorique on a déjà essayé on a échoué
ce siècle happé par la spirale de ce qu'il ne maîtrise plus
depuis l'aube qui l'a vu se fourvoyer
Mêlés à la terre des morts Homère, Horace, Martial, Li T'ai-Po, Villon, Corbière, Rimbaud, Yeats, Mac Orlan, Cendrars, Michaux, Kérouac, Corso, Mansour parlent encore
litanie fragmentaire des poètes ayant un jour atteint Tokyo
ou bien l'île Ogygie
où je ne marauderai jamais
je me borne à cet antipoème
mon constat d'échec irréfutable
et sans fioritures
arrêt avant destination finale
parce que je n'ai pas su me rendre au bout de moi
laper la flache de sang sur le dallage
libérée par mon père à l'heure d'Aurore
le graal pourtant dès l'origine
puis semblable au siècle et à nos peuplades furieuses
je me suis égaré en cours de route
ferré par l'appât de Tokyo ou bien de l'île Ogygie
aussi par mon orgueil illégitime d'un côté
de l'autre l'ego land trop mesuré
et ce n'est pas cet antipoème qui m'affranchira
de n'avoir pu appliquer sur mon visage le masque de Télémaque
je suis allitéralement fatigué de chercher l'estuaire
ouvrant au fleuve des enfers
autant que l'aube qui m'éteint
et toi camarade dyslexique tu lis étreint
mais c'est rhétorique on a déjà essayé on a échoué
j'en perds jusqu'au courage
de citer avant que ne cesse l'antipoème
la litanie des noms de ceux qui
en défense de leur territoire d'éternité
m'ont perforé le ventre
peu importe je pousse mon caddie
je patiente à la caisse où ça cliquette
je paie l'addition rien d'anormal
je sors.



La mer
(soif dans l'eau des rivières)

Nhuê je l'ai connue sur la mer
et ses houles de marées équinoxes
nous étions trois parfaitement triangulaires
à tendre la voile qui claquait dans les alizés
cinglant vers le pis de l'Asie
où nous abreuver puis nous pendre à l'écoute

Rien n'avait d'importance sauf l'important
de nous aimer tour à tour en gibets de potence
et Nhuê passait d'Illowan à moi sans préméditer

Quand je m'inquiétais des raisons que son choix commandait
elle disait Lunus je choisis la cabine sous le vent
qui se penche dans la mer à s'y verser
je place mon échine contre la coque qui vibre
j'écarte les jambes et je reste coquille vide
que l'un de vous pile ou face face ou pile
fasse que je plie sous la mer et tout autour.

Lors de mon tour de quart sous le guet des étoiles
j'écoutais l'étrave battre les vagues comme un tambour
la barre ferme dans les mains
le safran assaisonnant le sillage
je jouais avec la mer à qui perd gagne
en chantant doucement à l'intérieur de moi
cette chanson qui n'est pas des marins
(ni celle de Jason l'argonaute astrolabe
ni celle du capitaine Cook percutant les rêves cargos
sur les rivages australiens trop au sud
ni celle de Sir Scott de la mort boréale
ni celle de Cabeza de Vaca qui n'était pas marin
de la mer mais bien de la folie douce
ni celle enfin de Hans Staden
que l'on voit prêt à cuire sur les gravures signées de Bry
protestant de réaliser nos fantasmes anthropophages)
et je chantais cette chanson qui répétait cri contenu
Ne bats pas le tambour Ne bats pas le tambour

Le matin l'horizon nimbé expulsait droit devant
un soleil étonné différent
Illowan débordait d'énergie lovant les cordages
il s'affairait à la voilure et aux réglages
puis nous nous regardions souriant sans broncher
dans l'accalmie de l'aube que l'on nomme pétole
sous le poids d'un ciel livide
et le poids inverse de la mer étale

Nhuê remontait alors par la travée
sur le pont en toussant
elle aimait ne rien faire assise à l'étrave
elle attendait que le sel la fige en statue
comme ces sirènes nues protectrices des galions
seules femmes à bord dans les films de corsaires

Quelque part dans les trois cent soixante degrés d'opale
une enclume d'alto nimbus surgissait signe des vents
drainant à sa suite des cargaisons de nuages
qui formaient sur le ciel étanche d'étranges aquarelles
où Nhuê devinait les buffles d'Asie croupissant modérés
au bord des pistes de latérite la terre rouge les rizières

De la première phalange de l'index Nhuê pesait sur la hanche
de la Lune notre œil notre miroir et notre vaisseau
c'était en somme sa façon de favoriser le passage
au temps de nous délivrer la sentence de ses présages
pareils à la mousson invariablement identiques
Elle prétendait que la vie nous comblerait de semences
mais qu'il nous faudrait avoir soif dans l'eau des rivières

En bout de course à cours de mots Nhuê s'évertuait
à calculer le chiffre de nos amours réciproques
mis à jour au jour le jour avant que nous touchions terre
si jamais quelque terre d'argile phosphorescent amas de krill
avait reposé ne fût-ce qu'à dessein dans le gisement
de notre fuite sans faille.

Poèmes © SNELA La Différence

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Presse

" ... Le livre canoë, fidèle à son titre, mène le lecteur vers une terre jusqu'alors inconnue. En le construisant, l'auteur dénoue les expériences du corps sensible et en retient les répercussions sur les parcours du langage poétique ; son recueil inspire un respect sincère. Le reste suivra." 
Tom Nisse, in Contre la tactique de l'horloge, 2016.

« A la fois mélancolique et violente, la poésie de Serge delaive possède la force de ses délires. Elle est douce aussi... Suivre Le livre canoë en ses itinéraires, c'est s'engager dans voies dangereuses et sombres parfois mais en revenir riche d'images qui agrandissent l'espace. »
Pascale Haubruge in Le Soir.

« Ces poèmes sont l'occasion pour Serge Delaive d'utiliser à la fois les techniques qu'il a peaufinées jusqu'ici et d'en aborder d'autres... Et c'est bien la force des vers de Serge Delaive, sinon de toute poésie, d'établir des correspondances à la fois profondes, inexplicables et signifiantes, entre les pans épars de l'existence.. Recueil douloureux, sensible et finement construit, à la fois éclaté et cohérent. »
Laurent Demoulin in Le Carnet et les Instants.

« Poésie de l'urgence. »
Monique Laederach in La Liberté de Fribourg.

« Texte superbe. »
Noémi Azène in Chroniques errantes.

« Serge Delaive donne ici - Le Fram N°1 - un fort intéressant Antipoème. »
Bertrand Leclair, in La Quinzaine Littéraire..


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Audio


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Serge Delaive | Le livre canoë

Le livre canoë, poèmes et autres récits, La Différence, coll. Clepsydre, Paris, 2001.